Ma foi, on dirait bien que l’univers québécois vient de découvrir, avec l’intolérable suicide de Marjorie Raymond, 15 ans, que l’intimidation existe, qu’elle est bien vivante et peut conduire à la mort.
Je trouve très beau ce mouvement spontané d’indignation générale. Je le trouve aussi un peu inquiétant. J'ai peur qu'on se soulage de l'horreur que ce drame atroce nous inspire par une logorrhée de paroles et de débordements. Et que tout cela reste lettre morte, sans conduire à des actions réelles qui puissent déboucher sur des changements réels.
Durant plusieurs années, j'ai travaillé auprès d’adolescent-es en difficulté, des vrais multipuckés. Ils avaient entre 12 et 17 ans, partageaient deux dénominateurs communs: avoir décroché de l’école + une estime d’eux-mêmes qui ne dépassait guère le petit deux sur une échelle de 10.
La moitié d’entre eux avaient subi de l’intimidation, au point de décrocher de l’école. L’autre moitié avait exercé de l’intimidation au point où l’école avait décroché d’eux.
C’est pas compliqué, quand on a une estime de soi à zéro, soit on veut détruire les autres pour exister, soit on s’auto-détruit pour ne plus exister.
De leur plein gré (condition d'admission), ils se retrouvaient chez nous, à la Maison de Jonathan, pour une période maximale d’une année. Plusieurs d’entre eux avaient ou avaient eu, des idées suicidaires. Certains avaient fait des tentatives. Et nous les accueillions, les mettions tous ensemble et travaillions passionnément, au jour le jour, à restaurer leur estime d’eux même. Comment ? En les mettant en situation de vivre, jour après jour, des petits succès. Personnels et de groupe.
Le raccrochage à la vie
Notre mandat était de les amener, au terme de leur séjour, à réintégrer l’école. Cela vous étonnera peut-être, mais pour y arriver, on mettait l’école, ce lieu de leurs souffrances, au rancart. Et on ne s’intéressait qu’au raccrochage à la vie.
Le développement de l'estime de soi est au coeur de l'éducation sexuelle et affective
C’était dans le milieu des années 90’. Moi, je les suivais en rencontre individuelle. Je les aidais au mieux à prendre conscience de leurs forces et capacités, à identifier la méthode qu'ils avaient mise en place pour parvenir à un succès, à consolider les acquis. Si vous vous demandez pourquoi une sexologue comme intervenante psycho-sociale, c’est que vous n’avez pas compris que le développement de l’estime de soi est au cœur de l’éducation sexuelle.
Nous avions un succès réel. Je ne me souviens plus des statistiques précises mais le taux de réintégration scolaire, au bout d’un an, tournait autour de 90-95 %. On les voyait revivre, respirer, sourire à nouveau, développer un sentiment d’appartenance au groupe, déployer leurs ailes tout en en s’enracinant, apprendre à vivre en groupe… Moi, je voyais l’aiguille du thermomètre de l’estime de soi de chacun-e se mettre à bouger, à osciller puis, lentement, très lentement à pointer vers le haut. Ils avaient une misère folle avec notre discipline mais ils se sentaient importants. Ils étaient importants.
Miracle ? Nous étions donc formidables ? Nous avions une baguette magique ? Pas du tout. Notre secret premier, j’en suis certaine, résidait dans le " un pour un". Un adulte pour un jeune. Ce qui se traduisait par : de l’attention, une présence réelle et constante, assidue. Pour arriver à offrir cette qualité de présence et de service : une équipe professionnelle dévouée composée d’une douzaine de personnes chapeautant des dizaines de bénévoles formés, encadrés, fidèles, réguliers et … consacrés. Avec bien sûr des subventions…
Je raconte tout cela pour qu’on comprenne:
1. Que des jeunes qui ont voulu se suicider et qu’on a aidés à changer d’idée, il en est passés plus d’un dans notre maison et sur la petite chaise rouge de mon bureau.
2. Que la détresse est presque toujours liée une carence affective et relationnelle
3. Que le fait de croiser une ou des personnes, capables de se liguer avec le jeune pour nommer et affronter la douleur, peut lui permettre de la liquider et faire tourner le vent
4. Que le suicide est toujours lié à une détresse affective perçue comme insurmontable
5. Que s’indigner et constater l’ampleur du problème ne suffit pas
6. Qu’il faut des décisions politiques et les budgets qui les accompagnent pour que les jeunes bénéficient, dans leur lieu de vie, donc à l’école, de la présence d’adultes aidants qui feront la différence
7. Qu’il s’agit là d’une démarche qui demande du souffle et qui est au long cours.
Encore une fois, je me réjouis de la réaction collective et spontanée d’indignation suscitée par le suicide désespéré de Marjorie. Si tant est qu'on puisse se réjouir d'une réaction déclenchée par un drame aussi effroyable.
Mais j’ai aussi été un peu agacée, sur le réseau Twitter entre autres, de constater que de nombreuses personnes ayant le profil manisfeste d’intimidateurs dénoncent à bras raccourcis l’intimidation. Comme si cette dernière n’avait qu’un seul visage, ne sévissait qu’ailleurs… Se pourrait-il que certains adultes soient inconscients (ou aveuglés) par leur propre attitude tortionnaire? Faut-il, encore une fois rappeler, que les enfants apprennent par modélisation?
Mais aujourd'hui, là n’est pas le but de ce billet. J'y reviendrai.