La semaine dernière, j'ai entendu une jeune femme en traiter élégamment une autre, d'envrion 55 ans, de « vieille frustrée ». Bon. Vieille (insulte suprême aux yeux de la cadette ), je veux bien, c'est relatif. Mais fru? Qu'est-ce qu'elle en sait ? Ça m'a fait de la peine. Pas pour la" vieille"; pour la jeune qui n’a pas compris qu’elle fait partie des élues et qu'elle aura elle aussi, bien plus vite qu'elle pense, de l’avance sur les autres…
Je suis une femme vintage, mûre-mûre, soleil couchant… Vous trouvez qu’il s’agit là d’euphémismes ? Bof. Peut-être.
J’écris en infusant dans ma baignoire. Aujourd’hui, ça grince un peu dans mon corps. Quel bonheur ces petites douleurs ! Dire qu’un jour je ne sentirai plus rien !
Sentir son corps avec acuité, percevoir le travail des muscles, le roulement des articulations, le bruissement de l’épiderme, les roucoulades des petites cellules flottant, ou pas, dans la félicité… Vieillir, c’est cela. Et c’est parfois délicieux.
Je macère dans une eau laiteuse, onctueuse. Ça sent bon. De plus, on n’y voit rien dans ce liquide opaque. Être malvoyant… Je me demande où en seraient les critères de beauté si on ne voyait qu’avec le bout des doigts? Si l’on vivait dans le noir, les femmes auraient-elles encore une fracture du moi en perdant leurs courbes et leur nichons de jouvencelle? L’érotisme et le désir seraient-ils toujours une chasse gardée de la jeunesse? La chirurgie pathétique existerait-elle quand même? J’imagine un plasticien aveugle jaugeant des standards esthétiques de mon corps, avec les coussins de ses doigts puis, décidant des rénovations à apporter…
Je dérive et c’est bon. Je sors une jambe de l’eau… Je la lisse et la masse depuis la cheville en remontant le mollet bien galbé, jusqu’à la cuisse. Une cuisse, sans cellulite, dorée, encore musclée. Moelleuse à l’intérieur, là ou la chair est plus tendre que tendre. Vibrante aussi. Ma robe de peau me fait penser à celles de chez Rodier : relaxée, détendue.
M'assurer que ma programmation par défaut ne s'est pas réenclenchée!
Je ne vadrouille plus dans ma vie comme on s’affole sur un chantier. Je ne me tue plus au boulot, je m’y divertis. Je m’amuse à salir la maison plutôt qu’à la récurer. Je défais mon lit au lieu de le faire. Je désorganise mon agenda. Je me dédie à des activités nobles : rire aux larmes, flâner, faire des folies… Je suis déprogrammée. Chaque matin, je m’assure que ma programmation « par défaut » ne s’est pas réenclenchée. Il faut être déprogrammé pour accéder à l’imprévisible et à l’émerveillement. Parce que j’ai moins de temps devant, je le prends à bras raccourcis, pour pouvoir en donner et accueillir l’inattendu. Vieillir, c’est cela. Et c’est parfois merveilleux.
Je suscite moins de pulsions libidinales, moins de pamoisons amoureuses mais davantage d’élans admiratifs. Moi qui ai tant clamé que seule l’admiration peut éterniser le désir et l’amour, cela me sied.
Délestée de ma valise de clichés, je me fiche de la performance. Je suis désirable et désirée parce que je suis désirante. Telle quelle, avec des seins qui ne demandent qu’à vivre, un sexe qui continue de faire toc toc.
Ulysse me regarde à l’œil nu, sans s’aveugler, comme s’il contemplait le rayon vert. Il dit que j’ai une saveur de petites baies bien mûres, mêlée à de la truffe du Périgord. Qu’il faut me déguster, comme un cépage unique. Et éphémère.
Vieillir c’est cela. Et c’est goûteux.
P.s.: une version de ce texte a été publiée dans la revue Coup de Pouce de février 2012