La tyrannie du plaisir, c'est le fil. Ou le sans-fil. Bref, c'est un fil, ou un sans-fil, ou un non-fil. D'enfer.
1er avril : L’enfer du sans-fil
Partis de Genève en direction de Paris, un appartement inconnu nous attendait dans le 7e arrondissement.
Arrivée prévue : 23h. Le locateur, M. Ballu, nous a donné les codes d’accès en nous priant de ne pas faire de bruit et de soulever nos valises à roulettes dans la cour intérieure, celle-ci constituant une vraie caisse de résonance. De notre côté, nous avons bien insisté : il faut que tout baigne dès notre arrivée: téléphone fixe, télé, Wifi… Nous serons fatigués et dès le lendemain, Ulysse donne une formation et moi, j’ai un rendez-vous skype pour préparer une télé à laquelle je participe jeudi matin.
Première surprise, sur laquelle je ne m’attarderai pas : la chambre est une sorte de grenier pour adolescents à laquelle on accède via une échelle. Bon je vais faire avec et me faire croire que j’ai 15 ans. Surtout, je suis étonnée que M. Ballu ne nous ait pas donné le mot de passe pour le Wifi et je ne le vois nulle part écrit mais bon…
Nous ouvrons la télé pour les nouvelles. Hidalgo a gagné la mairie de Paris et cela nous intéresse. Horreur: pas de signal. On se regarde, inquiets.
J’ouvre mon MacBookAir: aucune connexion à un Wifi en vue. On essaie avec le Ipad, les ordis : rien.
La panique s’empare de nous : Nous ne sommes connectés à RIEN
Je décroche le combiné du téléphone fixe de l’appartement : néant. La panique commence à s’emparer de nous : On dirait bien que nous ne sommes connectés à RIEN.
J’attrape mon cellulaire français pour appeler M. Ballu malgré l’heure tardive car je dois, impérativement, me connecter à skype demain à 10:00. Mon portable est inopérant malgré le fait que j’ai acheté une carte d’appel de 20€ il y quelques jours et que je ne l’ai pas utilisée. SFR me dit que je n’ai pas de crédit et refuse, Dieu sait pourquoi, de recharger avec une carte de crédit.
Je cherche mon cellulaire américain, le trouve au fond de ma valise. Une faiblarde barrette s’affiche (évidemment, je n’ai pas apporté le chargeur, puisque je ne me sers jamais de cet appareil en dehors de l’Amérique). Je laisse un message urgent dans la messagerie vocale de Cédric, chez France 5, l’avertissant que je ne serai sans doute pas au rendez-vous de travail de demain via Skype. Puis un autre message de SOS à M. Ballu.
Ne pas être connecté au magma intersidéral est une abomination
Nous nous couchons, misérables. Avoir conscience de ne pas pouvoir joindre, atteindre une autre cyber-entité est carrément insupportable. Ulysse dort peu. Moi, j’y arrive grâce à un vieux somnifère périmé depuis des lustres. Placebo … placebo…
Tôt le matin, nouvelle tentative pour contacter M. Ballu avec le cellulaire canadien dont la barrette vacille. Encore son répondeur. Ulysse part au travail. Le métro parisien, lui, est fidèle au rendez-vous. Je reste dans cette habitation inconnue, inquiétante de silence. Je me sens comme un poisson hors de son bocal. En terre étrangère, totalement incommunicada, j’angoisse.
Nous saurons plus tard, que le portable de M. Ballu était, à son insu, en mode silencieux. Le retour d’appel et sa jouissive promesse de nous remettre au monde, et dans le monde, sont venus 24 heures plus tard. Une insoutenable éternité.
Allez donc savoir comment faisait Simone (De Beauvoir) pour se languir des lettres de Nelson (Algren) son amoureux américain, pendant 30 jours?
10 avril : Le fil d’enfer
Je suis attablée à une terrasse, rue La Motte Piquet. Je viens de déjeuner.
Il fait chaud, environ 18c, et grand soleil. Je regarde les gens déambuler en savourant mon café bien serré.
Sur dix passants, 9 ont un fil dans l'oreille. Parfois deux, un dans chaque oreille. Au moins la moitié d'entre eux parlent tout seul ou, du moins, semblent parler tout seul. L’un sourit, l’autre rouspète. D’autres encore montrent des visages lisses, sans émotion, au bout du fil qui les rattache au monde, ou à je ne sais qui…
Le fil bien inséré dans l'oreille, comme un sexe mâle coincé dans un vagin auditif.
Peut-être parce que je suis dans un exquis moment de fainéantise, je me laisse imprégner par cette scène fascinante : des personnes seules, fonçant à toute allure, pressées d'arriver je ne sais où, le fil bien inséré dans l'oreille, comme un sexe mâle coincé dans un vagin auditif.
Ils avancent comme des automates attachés à un cordon ombilical dont ont croirait qu’ils ne survivraient pas si on le coupait. Raccordés à un grand corps virtuel. Agrippés à lui.
La télépholie intelligente
Cela me rappelle un séjour à l'hôpital il y a plusieurs années. Reliée à un soluté qui me connectait à la vie, j’ai aimé ce fil, translucide comme une méduse, qui me sustentait et me rappelait que j’étais bien du côté des vivants. Chaque matin, il avait droit à mon premier regard. Je le saluais et le remerciais de me ranimer et d’animer mes jours.
Je n'ai pas de fil à l'oreille. J’avoue même, honteuse comme une dinosaure survivante, que mon téléphone n’est même pas intelligent.
Je résiste encore, avec peine je le concède, à la télépholie intelligente. Comme on résisterait aux infections transmissibles sexuellement, en s’abstenant. J'ai peur de développer une dépendance filaire. Peur de devenir une nomophobe finie.
Peur que le fil jette l’ancre dans mon oreille, la squatte, s’y incruste et s’y implante. Vous savez, comme ces implants dentaires en titanium emprisonnés par le tissu osseux qui se met à proliférer autour de la tige de titane jusqu’à l’avaler.
Peur que le fil se transforme en un long ver d’oreille, un ténia bruyant qui se nourrirait de moi plus que je ne me nourrirais de lui. Peur de devenir un cerf volant au bout du fil. Un cerf volant qui flotterait éternellement dans l'espace intersidéral, à jamais incapable de revenir vivre, aimer, souffrir et jubiler dans le tridimensionnel.
J’imagine des extra-terrestres égarés, passant par là, observant ces individus qui surgissent de terre, de cette grande bouche noire du métro, chacun étant à la fois partie intégrante de cette marée humaine et totalement détaché de celle-ci. Chacun, tout fin seul, tenu en laisse, par le trou de l’oreille, par le Dieu intersidéral.
Toujours le 10 avril, en soirée
Je suis de retour à l’appartement. Comme je n’ai pas d’appendice intelligent connecté en permanence à la toile, je me précipite sur mon Ipad pour prendre des nouvelles du monde.
Je fais une visite à la cyberfamille socio-médiatique qui m’apprend qu’Air Canada sera le premier transporteur aérien à offrir le wifi sur ses vols.
Fini l’indicible liberté de l’oiseau-humain en vol. N’est-ce pas le seul endroit où on avait encore la paix ? La joie pure d’être inaccessible ? Le plaisir-alibi, rarissime, de se trouver dans l’impossibilité de contacter qui que ce soit ?
Cela m’attriste. Je me dis que les thérapeutes de la dépendance ont vraiment de l’avenir. Beaucoup d’avenir. À condition, bien sûr, qu’ils ne soient pas eux-mêmes trop occupés à se faire soigner…