Je crois bien que c’est le plus net de mes lointains souvenirs. J’allais sur mes 5 ans. Je rêvais d’ un tricycle rouge. Comme celui de mon ami Simon. Le jour J arriva. Enfin! Je déballais une immense boite qui s’avéra contenir, ô horreur!… une poussette rose. Plus d’un demi-siècle plus tard, j’entends encore la voix de mon parrain : « Tu es trop petite, tu pourrais te faire mal. » Et puis tu est bien trop mignonne pour jouer avec les garçons et pour faire cette moue. » J’ai ressenti une peine sèche, bien pire que tous les chagrins mouillés de larmes.
C’est mon premier souvenir conscient de ce que j’appelle la tropitude, ce caractère attribué aux êtres humains femelles comme s’il faisait partie intégrante de leur essence. Je n’allais pas tarder à me rende compte qu’aux yeux des autres, une fille puis une femme était toujours trop ceci ou trop cela . Trop maigres ou trop grosses, trop bonnes ou trop cruelles, trop blondes ou trop brillantes, trop brûlantes ou trop glaciales, trop faibles ou trop fortes, trop incapables ou trop performantes, trop douces ou trop violentes, trop calculatrices ou trop rêveuses, trop control freak ou trop anarchique… Trop belles pour être fidèles, trop laides pour être infidèles.
À l’école, j’ai vite été décrite comme étant trop bavarde, trop insoumise, trop fanfaronne, trop fière… Chaque mois, lors de la remise du bulletin, ma mère m’implorait d’être moins trop, tout en me faisant sentir qu’elle se réjouissait de ma tropitude. De quoi devenir schizophrène! Ce fut ma seconde leçon de tropitude : une fille qui s’affirmait normalement, était trop.
Puis, à l’adolescence, je suis devenue à la fois trop séduisante et trop rebelle. Entre l’âge de 12 et 16 ans, je crois que mon père ne m’a jamais adressé la parole autrement que pour me signifier que j’étais trop maquillée, trop énervée, trop insolente, trop sexy… Ensuite, je suis devenue une jeune femme trop exaltée et trop revendicatrice. C’est beaucoup plus tard que j’ai pris conscience, en discutant avec des femmes toutes plus différentes les unes des autres, que nous avions toutes été trop aux yeux des autres, d’une façon ou d’une autre.
Le bébé fille est trop fragile ou trop mignonne. La fillette est trop bavarde, trop sage et toujours trop petite. L’adolescente est trop maigre, trop délurée et toujours trop jeune. La jeune fille est trop aguichante, trop belle et toujours trop sensible… Plus tard, elle aura la trentaine trop épuisante, la quarantaine trop ardente, la cinquantaine trop mordante. Quant à la sexagénaire et ses aînées, elles s’accrochent, trop vintage ou trop refaites. Avant 30 ans, les femmes sont toujours trop jeunes. Après quarante, toujours trop vieilles. Reste la trentaine où elles sont juste trop… débordées.
Tous les archétypes féminins incarnent l’essence même de la tropitude. Prenons Barbie : jambes trop longues, seins trop haut perchés, tignasse trop blonde, dents trop parfaites, taille trop fine, regard trop bleu… Mais elle est aussi trop puissante et trop friquée. Dans les années 90’, Happy to be me, son antithèse absolue, voulut rivaliser avec la top model. Avec ses pieds trop larges dans ses godasses trop plates, la trop boulotte et trop pauvre brunette n’a pas fait le poids. Les fillettes n’en voulurent pas. Parce qu’elles ne s’y sont pas identifiées ? Bien le contraire ! Autant se noyer dans la tropitude du rêve plutôt que dans la trop dure réalité. Finalement, chaque femme, grande ou petite, canon ou laideron, brillante ou godiche, jeune ou vieille, incarne au regard d’autrui, un magma de tropitude dont les nuances varient presque à l’infini, avec les épisodes chronologiques de la vie.
Aujourd’hui, quel que soit notre âge, nous sommes soit trop belles pour être vraies, soit trop fausses pour être belles. Et si nous étions justes trop belles pour être fausses?