jocelyne robert

Je crois bien que c’est le plus net de mes lointains souvenirs.  J’allais sur mes 5 ans.  Je rêvais d’ un tricycle rouge.  Comme celui de mon ami Simon.  Le jour J arriva.  Enfin! Je déballais une immense boite qui s’avéra contenir, ô horreur!…   une poussette rose. Plus d’un demi-siècle plus tard, j’entends encore la voix de mon parrain :  « Tu es trop petite, tu pourrais te faire mal. »  Et puis tu est bien trop mignonne  pour jouer avec les garçons et pour faire cette moue. » J’ai ressenti une peine sèche, bien pire que tous les chagrins mouillés de larmes.

C’est mon premier souvenir conscient  de ce que j’appelle la tropitude, ce caractère attribué aux êtres humains femelles comme s’il faisait  partie  intégrante de leur essence.  Je n’allais pas tarder à me rende compte qu’aux yeux des autres, une fille puis une femme était toujours trop ceci ou trop cela .  Trop maigres ou trop grosses, trop bonnes ou trop cruelles, trop blondes ou trop brillantes, trop brûlantes ou trop glaciales, trop faibles ou trop fortes, trop incapables ou trop performantes, trop douces ou trop violentes, trop calculatrices ou trop rêveuses, trop control freak ou trop anarchique… Trop belles pour être fidèles, trop laides pour être infidèles.

À l’école, j’ai vite été  décrite comme étant trop bavarde, trop insoumise, trop fanfaronne, trop fière…  Chaque mois, lors de la remise du bulletin, ma mère m’implorait d’être moins trop, tout en me faisant sentir qu’elle se réjouissait de  ma tropitude.  De quoi devenir schizophrène!  Ce fut ma seconde leçon de tropitude :  une fille qui s’affirmait normalement, était trop.

Puis, à l’adolescence, je suis devenue à la fois trop séduisante et trop rebelle.  Entre l’âge de 12 et 16 ans, je crois que mon père ne m’a jamais adressé la parole autrement que pour me signifier que j’étais trop maquillée, trop énervée, trop insolente, trop sexy…   Ensuite, je suis devenue une jeune femme  trop exaltée et trop revendicatrice. C’est beaucoup plus tard que j’ai  pris conscience, en discutant avec des femmes toutes plus différentes les unes des autres,  que nous avions toutes été trop aux yeux des autres, d’une façon ou d’une autre.

Le bébé fille est trop fragile ou trop mignonne.  La fillette est trop bavarde, trop sage et toujours trop petite. L’adolescente est trop maigre, trop délurée et toujours  trop jeune.  La jeune fille est trop aguichante, trop belle et toujours trop sensible… Plus tard, elle aura la trentaine trop épuisante,  la quarantaine trop ardente, la cinquantaine trop mordante.  Quant à la sexagénaire et ses aînées, elles s’accrochent, trop vintage ou trop refaites.    Avant 30 ans, les femmes sont toujours trop jeunes.  Après quarante, toujours trop vieilles.  Reste la trentaine où elles  sont juste trop… débordées.

Tous les archétypes féminins  incarnent l’essence même de la  tropitude.  Prenons Barbie : jambes trop longues,  seins trop haut perchés, tignasse trop blonde, dents trop parfaites, taille trop fine, regard trop bleu… Mais elle  est aussi trop  puissante et trop friquée.  Dans les années 90’, Happy to be me, son antithèse absolue, voulut rivaliser avec la top model. Avec ses pieds trop larges dans ses godasses trop plates, la trop boulotte et trop pauvre brunette n’a pas fait le poids.  Les fillettes n’en voulurent pas.  Parce qu’elles ne s’y sont pas identifiées ? Bien le contraire !  Autant se noyer dans la tropitude du rêve plutôt que dans la trop dure réalité. Finalement, chaque  femme, grande ou petite, canon ou laideron, brillante ou godiche, jeune ou vieille, incarne au regard d’autrui, un magma de tropitude dont les nuances varient presque à l’infini,  avec les épisodes chronologiques de la vie.

Aujourd’hui, quel que soit notre âge, nous sommes soit trop belles pour être vraies, soit trop fausses pour être belles.  Et si nous étions justes trop belles pour être fausses?

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Publié dans : Culture et Société, Éducation, Enfance et Adolescence, Femmes, Valeurs
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5 commentaires

  • Commentaire de Monique G. — 18 mai 2010 à 5 h 38 min

    Souffrir de tropitude?

    Belle question mais surtout beau texte que le vôtre, texte que j’aurais pu écrire . Je ne peux pas dire que j’ai souffert de tropitude mais j’ai plutôt souffert des regards et jugements que certaines personnes portaient sur ma manière « vibrante » de vivre.
    Le souvenir qui est remonté à la lecture de votre texte pourrait illustrer mon témoignage.

    J’ai douze ans et je fais partie du mouvement Guide et scout. C’est le camp d’été annuel que j’ai espéré toute l’année. Comme j’ai travaillé très fort pour obtenir toutes les badges qui soulignent que l’on a réussi toutes les épreuves, qui font de nous une bonne Guide. Je devrais donc recevoir mon Totem durant le camp. J’attends avec impatience et fierté cette nuit des initiées.
    C’est l’époque de ce que j’appelle la pédagogie du mépris, alors je vais y goûter. On m’affuble du totem de « Lévrier EFFACÉ » . En effet, au lieu de donner un nom qui caractérise positivement la personne avec une qualité acquise et appréciée de toutes, on souligne ma maigreur et la qualité que je DEVRAIS acquérir.
    ( je vous écris cette histoire et j’en ai encore les larmes au yeux même à 54 ans!!!)

    Alors la tropitude ne plaît pas à tous. Même si maintenant mon entourage a souligné et souligne encore la belle énergie que je dégage …j’ ai entendu à certains moment de ma vie des commentaires semblables à ceux de votre texte.

    Je viens tout juste de terminer une exposition et avec tous les commentaires, mais surtout les belles rencontres que j’y ai faites ( où à plusieurs reprises j’ai parlé de votre livre et du concept de la Femme Vintage) je suis de plus en plus en accord avec mon énergie et je ne veux pas l’effacer….

    Monique G.

  • Commentaire de Renée — 16 mai 2010 à 10 h 52 min

    Le tricycle rouge, le carosse rose, amusant le scénario.
    Ça m’a fait penser, cette semaine, dans La Presse, j’y ai vu une photo de cette femme qui a accouché de triplets, deux gars, une fille.
    À quelques semaines de vie , les bébés gars étaient vêtus déjà en vrais gars, pantalon cargo et chemises à carreaux et le bébé fille avait une jupe à frisons et des collants roses ou rayés. Quelle est donc cette insistance à vouloir identifier le sexe des bébés dès leur plus jeune âge? Les mamans vont pouvoir catiner à volonté. À quel âge le garçon aura-t-il sa cravate et la fille sa crinoline? (rire)
    Non pas du « trop » mais du très, mâle ou femelle. Les attitudes vont suivre; comme une fille, comme un gars.
    oupss…ça m’a étonnée, le mot « catiner » n’est pas dans le dictionnaire.
    Renée

  • Commentaire de La Belle — 15 mai 2010 à 21 h 07 min

    « Trop belles pour être fausses »… c ‘est tellement bien dit ! J’ajoute cette phrase à mes expressions préférées !

  • Commentaire de nicolem — 15 mai 2010 à 3 h 57 min

    Personnellement, j,ai été raisonnable toute ma vie…donc en principe ,je me situais au centre ,donc pas dans le trop…:ni laide , ni belle, ni arrogante, ni soumise…juste accommodante…une sorte de perfection dans le non-excès… une simplicité volontaire qui donnait peu de prise aux critiques mais aussi peu de prise à l’admiration…Sans doute ,je dois être trop…ordinaire…;o( Mais avec du recul, je dirai que j’ai été trop… raisonnable . Ces trop , Jocelyne, que votre tempérament fougueux pouvait générer aux yeux des autres est sans aucun doute ce qui vous a fait avancer…et entre nous, c,est clair que ces trop viennent du deux poids deux mesures…ce qui est de l’affirmation pour un homme devient de l’arrogance, de l’agressivité chez une femme…Mais dans un monde où tout se mesure à l’accomplissement , le trop…plein d,énergie sert…il est même essentiel pour contrer les obstacles, pour ne pas se laisser définir…dans le perpétuel trop…Les femmes ont intériorisées ces reproches de tropitude et quoiqu,elles fassent , elles peuvent avoir ce sentiment d,être inadéquates, jamais la paix d,esprit ne leur est donné…elles doivent la prendre, se la donner ,en faisant taire en elles la culpabilité qui vient avec le soi-disant trop…Actuellement, je suis dans la nécessité de trouver mon trop…positif, de sortir du raisonnable et d’oser en faire trop pour moi afin d,entrer dans cette singularité qui me permettra d,être juste…moi-même.

  • Commentaire de SophieSexologue — 14 mai 2010 à 23 h 05 min

    Quel beau texte!

    Belle réflexion! Et comme moi aussi on m’a souvent dit que j’étais trop, ça fait plaisir à lire! 🙂

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