Travailler. Travailler sur soi, sur son corps, sur son look, sur son poids… Travailler ses relations familiales, amicales, professionnelles… Travailler son lien érotique, travailler son couple… À croire que toute la vie est une vaste industrie dans laquelle on circule d’un service à l’autre. Après s’être éreinté au boulot, avoir payé les comptes, récuré la maison, organisé ses horaires, tondu la pelouse, fait les repas, le lavage et les courses, il faut maintenant bosser dans les sphères de son existence en principe dévolues à la joie. On ne jouit plus de sa vie affective et érotique: on la travaille. Pfft !…
Nos sociétés consuméristes et individualistes ont réussi à nous faire croire que salut et bien-être transitent par le travail qui nous permet d'acheter des biens de consommation. L’air du temps, chargé à bloc des ions de l’efficacité, de l’aboutissement et de la prouesse ne prédispose pas à la fête. Je me souviens d’une époque où les journées étaient éclaboussées de couleurs festives, emballées comme des paquets-cadeaux. Que de délectation dans le slow cochon du vendredi soir, le party du samedi soir! Que dire du privilège de manger au resto ou dans les marches de l’escalier ? De la chance d’avoir une amie à dormir ? Du baiser que l’on pratiquait comme on s’adonne à un sport ou à la prière ? Nostalgie ? Mais non, souvenirs d’une formidable sensualité.
Aujourd’hui, rien ne distingue le mardi du dimanche. La moitié du monde, travailleurs autonomes ou surchargés, besogne en pyjama, dans la baignoire, sur la cuvette des toilettes, à poil, le samedi, à Noël, sur la plage, la nuit, en mangeant, en vacances, dans l’avion, dans le bus, en baisant. L’air du temps est à l’uniformité, à l’immédiateté et au tout permis tout le temps. Or, quand c’est toujours la fête, ça n'est plus jamais la fête. N’est-ce pas le privilège, ou une certaine rareté, qui donne de la saveur et de la valeur? Je me souviens du dimanche comme d’un « jour-guirlande » : on se faisait beau, on portait ses plus beaux habits, on rallongeait la table de la salle à manger pour s’y agglutiner, ouverts et disponibles au plaisir et à l’imprévu. Dans la manière qu’elle avait de servir la soupe, ma mère avait, me semblait-il, en plus de son tablier du dimanche, des bras du dimanche.
La spontanéité, l’imprévu, la fantaisie, la disponibilité sont les combustibles du sens de la fête. À trop vouloir s’instrumenter, contrôler, produire et performer pour un maximum d’efficacité, on ruine sa capacité d’imagination et de fantaisie. Une fois que le cerveau de la candeur et de la créativité s’est effondré, on aura beau lire tous les manuels de baisote en 69 positions et griller ses nuits dans des clavardoirs porno, on ne sera plus que de lamentables amants, prévisibles, jamais troublés, qui prennent leur pied sans jamais le perdre. Faire l’amour c’est jouer, se laisser impressionner et déstabiliser.
Se pourrait-il que, malgré le règne du cul mur à mur, le plaisir et la joie soient encore perçus comme des émotions suspectes et sans valeur ? J’ai bien peu de certitudes. Parmi elles, celle-ci : quand on ne sait plus s’amuser, on ne sait plus s’érotiser. Ce n’est pas un hasard si les amoureux qui se sont éloignés l’un de l’autre se rapprochent en vacances. Parce qu’ils sont plus détendus? Un peu, mais surtout parce qu’en vacances, déprogrammés et oisifs, on accède à une part d’imprévisible.
La vie est trop courte pour ne pas être fêtée.