Dans la première partie de ce papier, nous avons vu que les critères de beauté nous dépersonnalisent et nous aplatissent.
Je ne vous apprends donc rien en disant que nous sommes asservis à des exigences socio-culturelles de beauté et que nous assistons, depuis quelques décennies, à une modification normative des traits humains qui n’a pas son précédent historique.
Sur toute la planète, on glisse vers l’uniformisation. Un nouveau visage "parfait", appelé le « new new face », né des recherches des chirurgiens esthétiques, serait le symbole de l’idéal absolu.
Des spécialistes de l'esthétique expliquent les subtilités de la reconstruction de la beauté en termes de recherches scientifiques : angularité des différentes parties, architecture globale, teint, courbes des traits… le visage devient un jeu de construction. Voilà que l’on sculpte dans la chair humaine comme on l’a fait dans la pierre du Mont Rushmore où surgissent les visages des présidents états-uniens. On aurait taillé dans celui de Madonna pour lui donner une forme idéale, celle d’un cœur.
Les actrices de cinéma commencent à se ressembler toutes, disent les réalisateurs. Les visages hollywoodiens ont l'ovale parfait, des bouches farcies qui font des moues de bébé, des fronts sans faux pli. Des visages astiqués, presque jumeaux, se côtoient à Cannes. Et on nous convainc que là, et là seulement, réside "LA" beauté.
Quand j’entends les fans s’ébaubir devant telle vieille diva toute rafistolée: "Qu’est-ce qu’elle est belle encore!", je ne peux m’empêcher de penser qu’elle serait peut-être bien plus resplendissante si elle s’était moins allongée sur le billard. Je crois profondément que c’est l’énergie, la vitalité, le plaisir de vivre et de travailler de ces femmes qui les illuminent, bien plus que les transformations chirurgicales subies.
C'est le règne d'une féminomanie unique: bouche repulpée et lèvres ourlées jusque sous les naseaux, front lissé, pommettes haut perchées, nichons grosses pommes 36 D, cul bien bombé sur bassin étroit, cuisses fuselées, ventre liposucé, taille de guêpe, ongles d’acrylique, anus blanchi, vulve glabre, tunnel mirifique serré, clito au garde-à-vous … Voilà le corps visé, le corps rêvé, le corps irréel, irréaliste et emblématique. Un corps si dépersonnalisé qu’on se demande parfois s’il y a quelqu’un à l’intérieur! Une chose qu’on tripote et triture, qu’on offre en pâture, qu’on dissèque, autopsie, sculpte, rénove, décolore ou colore, qu’on passe au laser ou qu’on épile, qu’on prive de nourriture ou qu’on fait vomir, qu’on gave de substances amaigrissantes ou « musclantes ». Un corps qu’on fait bien suer! On le met à sa main. Ou plutôt à la main de la gouvernance esthétique.
Portées par l’illusion du pouvoir que la « beauté » inocule, on se soumet. On s’offusque ensuite que nos ados se tatouent, se scarifient, se fassent du " cutting". Est-il vraiment plus séduisant en bout de ligne ce corps? Nous rend-il plus heureuse? Vous pensez que j’exagère? Faites l’exercice suivant : Rendez vous dans n’importe quel lieu où se regroupent des femmes vieillissantes et amusez-vous à dépister celles que vous trouvez séduisantes. Vérifiez ensuite si ces personnes se sont soumises au bistouri enjoliveur. Je suis prête à parier que celles que vous jugerez les plus belles ne sont pas celles qui ont été les plus rénovées.
Nous avons tendance à l’oublier : non seulement nous avons un corps, nous sommes ce corps. Quel sentiment identificatoire peut nous inspirer un corps qui n’a plus rien à voir avec le moi d’origine? L’anatomie, le corps, la perception de soi tissent une organisation complexe. Certaines zones cérébrales, en particulier l’amygdale et l’hippocampe sont cruciales quant à notre perception de nous-mêmes et quant à l’encodage des souvenirs. Grâce à ces petites structures, notre passé et notre histoire sont cryptés un peu partout dans notre corps, dans toutes nos cellules, incluant celles de notre peau. Nous sommes cette peau qui nous enveloppe.
Et puis, quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi les stars font des crises de nerfs lorsqu’une autre porte une robe identique à la leur lors d’un gala alors qu’elles paradent avec des seins, nez, babines, pommettes ou fesses griffés du même chirurgien?
Ce billet a d'abord été publié le 23 juillet 2012 dans le Huffington Post Québec