Je suis une fan finie de Fabrice Luchini.
Il y a quelques années, avec ma fille, nous nous étions délectées, ici à Montréal, de son effeuillage personnel dans son « Point sur Robert »
Puis à Paris, son spectacle sur Céline dont il restituait, bien plus qu’il ne la lisait, l’œuvre admirable, m'avait éblouie.
Là, je viens de passer un moment dans la ville lumière, à tenter sans cesse, entre les rendez-vous prévus à mon carnet de bal et entre les gouttes de pluie, de me faufiler vers lui. Allez donc savoir pourquoi, parler de Luchini, courir vers Luchini, me donnent le sentiment de m'approcher du sacré.
Pour mon plus grand bonheur, je constatai dès mon arrivée là-bas que Fabrice le magnifique s’y exhibait de tous ses feux : théâtre, cinémas, télé, radio, couverture du magazine des cinémas UCG, affiches géantes dans le métro etc . Sublime. Unique. Incontournable, dans le plein sens du terme…
J’ai raté ses lectures de Philippe Muray au théâtre, me suis précipitée au cinéma pour le voir dans le dernier film de François Ozon, dans lequel il se personnifie en quelque sorte lui même, puis dans Astérix, où il incarne un César à faire rougir Alain Delon. N’est-ce pas ce qu’on appelle le mélange des genres?
On aime Fabrice Luchini. Cela ne fait aucun doute. Et on a toutes les raisons et toutes les déraisons du monde d'aimer ce fou qui, comme Vittorio de Sica, cire les semelles de ses chaussures. Y a-t-il élégance plus pure que l'élégance invisible..?
Multiple, à facettes, kaléidoscopique
Il est l'un des artisans de la langue française les plus érudits, les plus singuliers et les plus émouvants de la francophonie.
Multiple, à facettes, kaléidoscopique, il réussit, sans effort apparent, le tour de force d’être à la fois élitiste et populaire. Qui à part lui, peut lire des textes poussiéreux dans de minuscules théâtres et hurler ensuite du Johnny Hallyday sur un plateau de télé en pacotille ?
C’est le roi de la démesure. Des fées en délire se sont penchées sur lui, au berceau, le saupoudrant allègrement de leur poudre de perlimpinpin.
Il est aisé de comprendre pourquoi on lui voue tant d’affection. Ce que je me suis parfois demandé cependant, c’est pourquoi on lui pardonne absolument tout ? Je crois avoir trouvé quelques pistes de réponse à ma question en l’entendant lors d’une entrevue à la radio sur France Inter et en le voyant ensuite au journal télévisé de 20h sur France 2.
Qui d’autre que lui peut tutoyer, déstabiliser, railler…
Qui d’autre peut tutoyer une animatrice qui le vouvoie, l’appeler « ma belle », « ma chérie », pour la « détendre » lui dit-il, puis, la faire éclater de rire, en la traitant de « salope » ?
Qui peut déstabiliser Laurent Delahousse, ce journaliste à la barre du sérieux journal de 20h, en postillonnant que « le sexe, c’est la base de tout » et que lui, oui lui Delahousse, "provoque ça, le sexe, chez les femmes et chez les hommes."
Qui peut ailler publiquement un romancier en l’appelant « la vieille » sous prétexte que celui-ci est l’amoureux de sa fille.
Tout cela, sans que personne ne s’offusque, ne s’élève ou ne l’envoie se faire voir. On pardonne tout à Luchini. On s’amuse de ce qui, venant d’un autre, provoquerait colères et montées aux barricades. En fait, je prends conscience à l’instant que ma question est inexacte, mal formulée. On ne l’absout pas puisqu’on ne lui fait pas de réels reproches.
Un hermaphrodite de l’âme?
Je disais donc que c’est en le voyant chez Laurent Delahousse et en l’entendant avec Rébecca Manzoni que j’ai pu saisir une parcelle de l’énigme et comprendre un peu pourquoi ses propos ne heurtent pas vraiment.
D’abord, mystérieusement, Luchini est toujours dans la distance, dans l’analyse, en amont de ce qui se joue et se dit, au moment où cela se joue et se dit. Il aura beau vociférer « Tu es une salope » ou « Vous, oui vous, vous exacerbez la libido des femmes et des hommes ! », c’est comme s’il lévitait au dessus, en retrait, observant son double, bonimenteur.
Faut-il être asexué pour insuffler une connotation sympathique et bon enfant à la grivoiserie? Pour donner si fort dans la fantasmagorie érotique ? Pour être si cru sans carburer à la testostérone ?
Et si, au contraire, Fabrice Luchini était un hermaphrodite de l’âme. S’il était femâle…
Comment ne pas être captivé par celui qui fusionne l’anima et l’animus ? Son verbe et sa gestuelle transportent. Jamais sa verve libidineuse ou ses gros mots, distillés dans des effluves platoniques, ne sauraient outrager.
On accueille tout de Fabrice Luchini. Parce qu’en sa présence, nous sommes aux anges.
Une version courte de ce billet a été publiée dans le Nouvel Obs Plus du 25 octobre