jocelyne robert

Ce sera la troisième et dernière fois que j’évoque cette histoire. Rappelons que  Line Beaumier accuse Jacques Languirand d’avoir agressé sexuellement sa fille Martine ( conjointe décédée de Madame Beaumier) durant son enfance. Elle soutient aussi que la biographie écrite par Aline Apostolska, aux Éditions de l’homme a été censurée de ces informations à la demande de l’épouse actuelle de Jacques Languirand et de sa famille immédiate.

1183438-jacques-languirand-aura-85-ansDans cet article d’aujourd’hui publié dans le journal La Presse, l’avocate criminaliste Me Véronique Robert conclut que cette affaire ne mènera nulle part juridiquement. Elle a bien raison. Avec une victime d’inceste alléguée qui est morte et un père-agresseur allégué qui n’est plus là mentalement, on comprend qu’il ne puisse en être autrement, que c’est le cul-de-sac juridique.

 Cul-de-sac

Bien des gens semblent conclure que puisque ça ne mène nulle part juridiquement, vaudrait mieux se taire. Comme s’il ne fallait surtout pas salir, avec l’évocation d’images gluantes, l’icône dorée d’un grand homme. Or, dans la vie, plusieurs éclairages sont nécessaires à la compréhension des multiples facettes d’une réalité. Une affaire sans issue dans une perspective donnée n’est pas forcément sans issue de compréhension.

Ce qui me heurte, c’est d’entendre ça et là des commentaires désobligeants sur la plaignante, Line Beaumier, amie de coeur de Martine Languirand. J’ai tout entendu à son endroit : «  Elle aurait pu se la fermer! », « Qu’est-ce qu’elle cherche? Elle veut sa part du gâteau! », « Elle a sûrement des intérêts là-dedans » et, la pire : « Encore une lesbienne enragée qui veut détruire un homme. » On m’a même demandé si je la connaissais et pourquoi je la défendais. Je ne la connais pas et je ne la défends pas. Je n’ai aucune raison de croire qu’elle ment, c’est tout.

Pourquoi plusieurs mettent-ils si férocement en doute la parole de la plaignante? Ils pourraient tout autant se demander pourquoi la famille se contente de refuser de commenter? Pourquoi elle ne nie pas? Pourquoi la seconde épouse de Jacques Languirand ( qui n’est pas la mère de la présumée victime) ainsi que son fils (frère aîné de la présumée victime) se murent dans le silence?

La face sombre de la lune

Permettez-moi cette métaphore. C’est comme si nous avions été éclairés, toute une vie durant, par la face très lumineuse de la lune et que nous ne supportions pas que, brutalement, quelqu’un nous montre que celle-ci présentait aussi une face sombre, très sombre.

De plus, il semble que père et fille souhaitaient que cet épisode ténébreux soit connu. Elle, pour obtenir réparation, non pas en jetant le père en bas de son piédestal mais en permettant qu’il soit vu, sur son piédestal, dans toute sa vérité. Lui, pour s’amender et pour transmettre le message, profondément humain, réellement humaniste, que nul homme (ou femme) n’est composé que de lumière.

Je ne connais pas intimement Jacques Languirand. J’ai dû échanger avec lui une dizaine de fois au cours des 30 dernières années. Je me souviens d’une rencontre dans un Salon du livre de Montréal, en 1991 si ma mémoire est bonne. Il m’interviewait devant public, sur ma plus récente publication L’histoire merveilleuse de la naissance qu’il disait avoir beaucoup appréciée ainsi que sur le rôle des parents dans l’éducation sexuelle des enfants. Notre échange avait dévié du sujet de la naissance et des bébés lorsqu’il m’avait demandé si je pensais qu’un enfant bien-aimé ayant subi de l’inceste était, selon moi, brisé à jamais.

Je lui avais répondu à peu près ceci. « Cela dépend de plusieurs facteurs: la vulnérabilité personnelle, le support reçu au moment du dévoilement, la durée des agressions, la nature des gestes sexuels, l’aide apportée pour liquider la blessure et de bien d’autres choses encore… Mais certes l’enfant est marqué à jamais. Déchiré entre l’amour et la haine qu’il voue à son agresseur. Car un enfant attend de son père qu’il soit un père, un phare, un guide, pas un amoureux, pas un complice, pas un amant ! »

Offrir à sa conjointe décédée, le support qu’elle n’a pas eu de son vivant ?

Pour avoir rencontré de nombreuses filles, femmes et aussi des garçons, victimes d’inceste sur de longues périodes, je peux comprendre les motivations de la plaignante. Je suis tentée de croire qu’elle cherche à offrir à sa conjointe décédée, le support que cette dernière n’a pas eu de son vivant. Cela est inhabituel et bouleversant. Maladroit peut-être. Mais pas forcément mal intentionné.

Je crois aussi que Jacques Languirand était, avant sa maladie, un homme capable de percutants insights. Capable, dans une quête ultime d’authenticité avant la traversée du miroir, de se mettre courageusement à nu. Capable de livrer, sans grand éclat de rire, un ultime message, dévastateur d’humanité: « Vous voyez, j’étais loin d’être parfait. »

Par delà le fait qu’elle soit juridiquement sans issue, qu’on ne sait pas si on doit la croire, qu’on a horreur d’être dérangé dans nos certitudes, cette histoire nous bouleverse terriblement pour plusieurs raisons. L’une d’elles, plus ou moins consciente, rarement mise en perspective, nous confronte à nos propres limites: Sommes-nous capables de continuer à aimer, à admirer ou à tout le moins à respecter les êtres imparfaits que nous avons idéalisés?

 

 

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Publié dans : Culture et Société, Éducation sexuelle, Enfance et Adolescence, Famille, Médias et Actualités, Sexualité et Sexologie
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7 commentaires

  • Commentaire de Viviane — 11 septembre 2016 à 9 h 04 min

    Bonjour Jocelyne,

    C’est par hasard que je trouve votre article car je cherchais le titre d’un de vos livres pour jeunes.

    Quand j’ai su que Monsieur Languirand souffrait d’Alzheimer, j’ai fait une demande ‘ami Facebook’ à sa conjointe. Un jour, elle a demandé de l’aide pour finir de vider leur maison de Westmount et j’y suis allé.

    J’ai d’abord rencontré Madame dans leur condo et ai croisé son petit-fils, qui habite avec eux pour aider son grand-père dans sa maladie. Je voulais remettre un peu à Monsieur Languirand, pour tout ce qu’il a fait pour nous, et j’ai cuisiné pour eux. La rencontre fut fort agréable.

    Quelques mois plus tard, je suis aussi allé à un événement de levée de fond pour la maladie Alzheimer et ai rencontré tous ses petits-enfants. Il y eu un très grand malaise quand j’ai dit que j’étais une fidèle auditrice de leur grand-père, alors, je n’ai pas trop discuté avec eux.

    Franchement, je ne saurais dire pourquoi la famille veut pas en parler. Je crois que l’erreur initiale est de ne pas l’avoir publié dans le livre écrit par Aline Apostolska. Non seulement il aurait réparé avec sa fille, mais aurait aidé bon nombre de personnes agressées car il était notre Mentor, une figure paternelle, et à travers ses aveux, sa demande de pardon, je pense que cela aurait aidé plusieurs personnes. Agresseurs et agressés.

    Je crois que la majorité des familles où il y a eu inceste, ou agression d’un ami de la famille pédophile, n’aiment pas parler de ça, et ce, peu importe la famille. Ma famille ne fait pas exception. Ça jette l’incompétence en pleine face aux parents qui, en principe, doivent protéger les enfants. Peut-être que ça place certain.e.s devant leur propres souvenirs d’inceste ou d’abus enfouis dans leur mémoire? La personne qui a subi les agressions doit se soigner et ne peut pas toujours compter sur la solidarité des autres membres de la famille.

    Alors, imaginez quand quelqu’un a parlé d’évolution spirituelle au delà de 40 ans? On a surtout pas envie de ‘salir’ sa réputation d’homme lumineux!

    A mon avis, on ne saura jamais la vérité et c’est vraiment dommage car ça aurait fait avancer la compréhension de ce qui se passe dans la tête d’un père incestueux, les impacts sur les enfants et la famille.

    Le mieux aurait été qu’il le fasse alors qu’il avait toute sa tête, peut-être a t-il déjà voulu, mais bon, une autre personne a décidé que la lumière ne serait jamais faite là-dessus.

    Monsieur Languirand va plutôt tomber dans l’oublie, mais je souhaite sincèrement la guérison à toute la famille.

    Pour ma part, je n’ai pas continué de tisser des liens avec eux.

  • Commentaire de Jocelyne Robert — 2 mai 2016 à 10 h 16 min

    Oh la la… Monsieur Sébastien, merci beaucoup. Votre commentaire me va droit au coeur. Je ne sais pas si, comme vous le dites, « la peinture est belle même si l’abject reste abject » mais je sais que oui, je parie sur l’intelligence du lecteur. L’intelligence du coeur surtout. 🙂

  • Commentaire de sebastien Le Boulou — 2 mai 2016 à 10 h 08 min

    Bonjour Madame Robert,

    Je trouve votre billet sur Languirand profondément humain. Vous êtes capable d’énoncer des faits sans juger, et décrire, montrer l’horrible sans en appeler à la détestation. Vous pariez sur l’intelligence du lecteur. Comme un peintre ou plutôt une peintresse, vous jouez sur l’ombre et le lumière. Paradoxe. on peut peindre l’abject et que la peinture soit belle, même si l’abject reste abject, Si nous étions tous capables d’autant de nuances, notre regard sur le monde serait sacrément plus nuancé.
    Et bravo encore pour L’aide à la dénonciation.

  • Commentaire de Jocelyne Robert — 1 mai 2016 à 13 h 56 min

    Nous sommes bien d’accord ! Et merci de votre commentaire . 🙂

  • Commentaire de Lyne Jubinville — 1 mai 2016 à 13 h 45 min

    La divulgation de ce cas d’inceste ne fera rien, nous l’aurons compris, pour la victime, Martine Languirand, maintenant décédée. Elle ne pourra non plus faire grand tort à son père agresseur qui n’a maintenant plus sa raison. Pour les autres membres de sa famille, ils sont actuellement devant leur conscience.

    Je crois cependant qu’il est obligatoire de sortir au grand jour toutes ces histoires d’agression pour faire changer les mentalités. Il faut absolument faire en sorte que ces gestes ne soient plus banalisés et soient présentés pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des gestes ignobles.

    Il est plutôt inutile de fixer les projecteurs sur l’agresseur en se demandant si ça entachera sa réputation. Il est cependant primordial de mettre la lumière sur les gestes afin qu’ils cessent pour de bon.

  • Commentaire de Carol Poulin — 1 mai 2016 à 8 h 30 min

    Bonjour madame Robert, Comment peux-t-on offrir à une personne décédée le support qu’elle n’a pas eu ? C’est de la pensée magique, qui peut par contre alléger la peine de la conjointe vivante; tant qu’à moi c’est illusoire. Languirand a apparemment essayé et obtenu une réconciliation avec sa fille vers la fin de sa vie. Ça ne répare rien mais il y a eu tentative.
    Vous avez raison, je crois qu’il ne se serait pas caché si ça avait été rendu public. Il avait je crois cette lucidité. J’aurais la même attitude de ses proches : pourquoi étaler tout ça ? J’ai retrouvé ma fille à 31 ans avec un enfant et aujourd’hui je suis le père le plus heureux d’avoir fait cette démarche. Ça n’efface rien de l’abandon à sa naissance. Qui n’a pas eu des moments d’égarement ? Bien aimé votre texte.

  • Commentaire de Carolinade — 30 avril 2016 à 18 h 03 min

    Plein de gros bon sens et d’humanité, votre texte.
    Merci.

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